Alain
Le processus d’enfermement contraint par la dépression ne faiblit jamais. L’enfermement total se produit lorsque l’on réduit une personne à cette maladie. N’avez-vous pas entendu parlé de telle personne comme « le ou la dépressive » ? Employons-nous une même assignation avec d’autres maladies? Qui aurait l’idée de parler d’une femme ou d’un homme ayant contracté une tumeur comme « de la ou du cancéreuse·x » ?
Trop longtemps, j’ai moi-même confondu mon père avec sa maladie. Mon père fut sa dépression. Mais, mon père était mon père et aujourd’hui, moi, dj et artiste sonore, je suis le légataire de cet homme qui, outre le sportif, l’homme aimant, l’homme classieux qui aimait paraître beau, était un grand amateur de musique. Ainsi écoutait-il du jazz, de la musique brésilienne, de la soul, du rock. Je me souviens de Stevie Wonder, de Stan Getz, Jorge Ben, Michel Jonasz, Nougaro, Dire Straits. Je me souviens aussi de Just a Gigolo / I Ain’t Got Nobody de Louis Prima qu’il aimait fredonner en vacances, l’un des trois titres que j’ai sélectionné avec mon frère pour son oraison funèbre, avec Peace Piece de Bill Evans et As de Stevie Wonder.
Je ne connaissais pas les volontés de mon père après sa mort. Avec mon frère, nous avons opté pour une crémation. Par une belle et chaude journée de juin, en 2016, la cérémonie se déroula à Vichy. Je craignais ce moment. Je craignais que nous fûmes trop seul, comme nous le fûmes pendant ces années où les anciens proches prennent logiquement de la distance, impuissants et/ou apeurés par cette dépression qui ravage et brule. Mais les proches furent au rendez-vous. Quel bonheur de les voir rassembler une dernière fois autour de lui. Lors de la cérémonie, j’ai pris la parole et dans un texte dont je tairais les termes exacts, ma colère et mon ressentiment pointaient. Ma colère contre elles et eux, qui nous ont lâchés, la colère contre mon père de m’avoir abandonné, la colère contre moi d’avoir été un fils si désemparé. Mais ce texte finissait par l’expression de mon amour inconditionnel. Par l’amour inconditionnel d’un fils pour son père.
Plus tard, dans cette journée solaire de début d’été, nous nous sommes retrouvés avec mon frère, ma tante, Claudette, et mon cousin, François, pour reprendre les cendres de mon père. Nous avions décidé avec mon frère de le faire en pleine nature, malgré l’interdiction réglementaire. Mon père était pêcheur mais mauvais nageur. Issu d’une classe populaire qui n’avait pas pour habitude que les enfants sachent nager, il avait appris sur le tard et n’était pas à l’aise dans l’eau. Je me suis donc questionné longtemps sur le bien fondé de le rendre à une rivière. Est ce que j’allais le noyer de nouveau? Mais le flot de la rivière était trop important à mes yeux. Il fallait le faire naviguer définitivement dans les eaux pour briser une bonne fois pour toute les enfermements successifs dont il fut victime et acteur. Mon père est ainsi devenu Sioule et au gré d’une ballade dominicale au bord de cette belle rivière, peut-être pourrez-vous sentir l’âme aujourd’hui retrouvée d’Alain.
Danyel Waro – Alin
Ce texte est le second volet d’une série consacrée à la maladie mentale et notamment, la dépression.
Le troisième acte de cette série s’intéressera à la psychothérapie institutionnelle.
« il faut d’abord soigner l’hôpital pour pouvoir soigner des patients » – Hermann Simon in Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt
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1. J. Sadowsky (2022), L’empire du malheur – une histoire de la dépression, éditions Amsterdam