Sur des îlots entre lesquels un pont manque
Sur des îlots entre lesquels un pont manque
Le génie civil n’y peut rien, le capital a mangé le désir, seul interstice disponible pour relier en musique femmes et hommes.
En 1980, Ronald Reagan, ex-égérie hollywoodienne, accède à la
présidence américaine. Le tournant du réalisme capitaliste, terme formulé par le théoricien et critique musical anglais Mark Fisher, prend une nouvelle inclinaison et déterminera pour les Etats-Unis et bientôt le monde la logique des rapports économiques, sociaux et culturelles.
En 1981 paraît Alleys Of Your Mind du duo electro/pré-techno Cybotron, formé par Juan Atkins et Richard Davies. Dans le courant de cette décennie, les Belleville Three, du nom de la banlieue de Detroit où ils se rencontrent au lycée, poseront les bases d’une musique révolutionnaire, la techno.
Kevin Saunderson, Derrick May et Juan Atkins, jeunes afro-américains nés dans les ruines du capitalisme qu’est la capitale du Michigan à cette époque, vont, concomitamment au mouvement hip-hop né dix ans plus tôt, propulser la musique populaire afro-américaine dans une nouvelle constellation, par l’intermédiaire d’un instrumentarium nouveau, et d’une logique de production en prise avec leur temps. La techno, dans son incorporation de la technologie issue de la production capitaliste, représente l’élan accélérationniste que des théoriciens ont formulé comme remède et solution pour entrevoir un horizon post-capitaliste.
Ces messieurs produisent une musique issue du passé industriel, imprégnée de la cadence inarrêtable, aliénante et insoluble de la chaine fordiste. Si l’on s’en tient à ces composantes, la techno serait bien la musique métabolique du capitalisme. J’ai le sentiment qu’une bonne partie des jeunes générations européennes, bourgeoises et blanches n’ont retenu que ces dernières, n’ayant pourtant, pour une large frange d’entre elles, peu ou prou idée de l’histoire de cette musique et de la continuation qu’elle constitue dans la longue trajectoire des musiques afro-américaines. Ils et elles sont allés d’enjoyer à grands coups de traits de coke au Berghain et leur épiphanie repose sur un vide, celui d’une génération dont le désir est le chainon manquant pour saisir les fondements même d’une musique révolutionnaire.
May (dont les révélations en matière de violences sexuelles ont largement délégitimé l’aura, la crédibilité et la sincérité), Saunderson et surtout Juan Atkins ont trouvé une formule dont la teneur exacte reste implicite et non dite, pour pervertir les machines, cette technologie capitaliste, et faire surgir le désir. J’ai commencé par évoquer la techno, mais, évidemment, il faut tout autant avoir en tête ce qu’il se déroule dans le même temps à quelques centaines de kilomètres, à Chicago. Au sein de la scène musicale gay et afro-américaine surgit la house, et très vite l’acid house, parfait complément des effluves techno. Ici, la formule est davantage lisible. Par formule, j’entends l’intention et le mode opératoire, ainsi que l’esthétique de la réception qui se rapporte à ces musiques. Continuité directe de la disco, la house était, est et restera la musique de l’amour, tantôt déchu, tantôt fantasmé, tantôt perdu.
On rapproche généralement moins la techno des rives du fleuve libidinal. Pourtant, si l’on y prête attention, s’il l’on écoute vraiment plutôt qu’entendre sommairement, on peut déchiffrer le code d’un amour, bien qu’haché au pressoir de la machine capitaliste. L’amour post-capitaliste, bancal et minéral, développé dans le désert des relations humaines, là où, comme le soulignait Deleuze dans un fameux texte mis en musique par le groupe français Heldon, le voyageur céleste est contraint de se perdre pour survivre et exister.
Près de 40 ans plus tard, la musique techno est globalisée, digérée, commercialisée, marketée, festivalisée, dépouillée. Elle est donnée en spectacle et les jeunes en raffolent. Certainement pensez-vous que je les taxe d’être incultes et ignorants. Je serai malhonnête de dire que ce jugement ne me traverse pas l’esprit. Néanmoins, lorsque j’essaie d’être moins con et de faire preuve d’un peu d’intelligence réflexive, je me dis qu’ils n’y peuvent rien. Le propre des jeunesses est l’inconscience. On ne sait pas (ou peu, ou mal) lorsqu’on est jeune, jeune d’hier ou jeune d’aujourd’hui. On devient. On apprend. Peut-être suffit-il aujourd’hui à ces jeunes de savoir et, pour cela, Google est un précieux compagnon. Surtout, le désir leur a été dérobé, ils et elles le méconnaissent, ainsi leur est-il certainement impossible ou inconcevable de le déchiffrer en musique.
Le réalisme capitalisme est devenu désir. Le capital est le désir en soi. On le trimbale dans sa poche et on le sort pour scroller les réseaux sociaux, prendre une vidéo du ou de la dj ou alimenter la machine capitaliste lorsque du temps, si précieux, nous est donné. Ceci n’est pas un trait caractéristique des jeunesses. Nous sommes toutes et tous ces humains décérébrés qui préférons faciliter la production du capital, conscient pourtant qu’elle agit à notre dépend.
Le désir est mort, ainsi les jeunes générations peuvent se permettre de moins baiser, d’embrasser l’asexualité, de préférer le célibat au couple, vouloir simplement qu’on les laisse tranquille. Leur désir est déjà comblé et elles peuvent alors s’adonner à une danse insensée devant leurs contemporains mixant des styles musicaux dont je suis incapable de dire à quoi ils font référence ou quelle est leur vraie nature. Je sais par contre que ces musiques électroniques informes ne s’inscrivent que de peu dans la culture groove, dont le désir, humain, amoureux, sexuel, le désir de la RELATION, est indissociable et co-substantif.
Ainsi les îlots se sont formés et le pont nommé désir manque.