Alain
Second volet d’une série de textes consacrés à la maladie mentale et plus particulièrement la dépression. Où il est question d’enfermement, du DSM, de pêche aux carnassiers, de Stevie Wonder, Bill Evans et Louis Prima. Pour mon père, Alain.
“Ce qu’il faut, c’est rapporter les effets à la cause structurelle. Contre la suspicion postmoderniste envers les grands récits, il nous faut réaffirmer que, loin d’être des problèmes isolés, contingents, tous ces symptômes [de la dépression] sont les effets d’une unique cause systémique : le capital. Il faut commencer, comme si c’était pour la première fois, à élaborer des stratégies contre le capital qui se présente comme ontologiquement, tout autant que géographiquement, généralisé. » Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste
Après une première dépression sévère à la fin des années 1980, mon père Alain doit se réinventer professionnellement dans la quarantaine. Mon père avait une formation initiale de comptabilité, il avait ainsi exercé en tant que comptable lors de ces premières années de carrière. Puis, il avait monté un commerce d’articles de sport avec ma mère. J’ai vécu mon enfance dans les travées des deux magasins qu’ils ont tenus dans une bourgade de l’Allier. Nous étions alors aux confins des années 1970 et 80, Décathlon n’avait pas encore scellé le sort du commerce de proximité dans ce domaine.
J’ai toujours des habits de cette époque, une vieux short New Man qu’à porté mon père puis mon frère ainé, une veste de ski de fond qui a également appartenu à mon père. Mes parents étaient sportifs. Mon père pratiquait le rugby, le ski de fond et le tennis. Avec les années 1980, et deux enfants qui grandissent, mes parents, malgré leur belle clientèle et un magasin regorgeant d’articles de qualité, ne pouvaient faire vivre la famille avec ce magasin. Une opportunité de vente se fit jour. Le chapitre magasin se referma, en grand désespoir de mon père. Il s’est ainsi retrouvé à 40 ans passés, sans diplôme (seul un CAP de comptabilité), sur le marché du travail. Il s’engagea alors pour une première entreprise de vente au détail de vin. Un négociant basé dans l’Est, Henri Maire, pour lequel il s’engagea en tant que commercial, à l’époque, on parlait encore des VRP, qui faisait du porte à porte pour vendre du vin aux particuliers. Il changea de crèmerie au cours des années 1990 pour finalement travailler au service et à la servitude d’une boite de Bourgogne, les vins Pierre Laforest.
Au plus bas de la hiérarchie, son travail était usant et peu valorisant, bien qu’il l’effectuait avec brio et abnégation. Il était payé à la commission. Plus il vendait, plus il touchait. Le minimum garanti était famélique. Il s’est tué à la tâche. Le boulot consistait à prendre rendez-vous avec des particuliers, faire déguster du vin et espérer leur vendre quelques cartons. Mon père avait ses premiers rendez-vous le matin, il revenait ensuite manger à la maison, repartait dans l’après-midi. A son retour, il retrouvait son bureau pour, à l’heure du diner, prendre des rendez-vous pour les jours suivants.
L’entreprise qui l’employait était le modèle de ces boites à la con qui exige tant de salariés qu’elle exploite sans vergogne. Il fallait vendre, vendre, vendre encore. Dans cet environnement, mon père souffrait. Mon père a traversé ses années dans la frustration, celle d’un statut social qu’il jugeait dévalorisant, la fatigue, la colère et le ressentiment. Ce sont aussi des années où son couple se désagrège, où il s’éloigne, où il s’oublie. La dépression est toujours là et bientôt, elle l’emportera définitivement.
Mon père était le cadet d’une famille modeste. Il a grandi à Saint Pourçain-sur-Sioule avec son père, André, ouvrier agricole, sa mère, Germaine, couturière et sa soeur Claudette. Il connu ma mère dans la vingtaine. Je n’ai jamais parlé avec mon père de son enfance, de ses désirs, de ses ambitions, de sa trajectoire. Je n’ai jamais parlé avec mon père, tout court.
Pourtant, je suppose que mon père était animé, comme nous tou·te·s par le désir de « réussir ». Avoir une bonne situation, s’agripper à l’ascenseur social, fonder une famille, avoir deux enfants, acheter une baraque, partir en vacances. Mon père a épousé le désir que l’hégémonie culturelle capitaliste érige en horizon indépassable. Il faut RÉUSSIR.
Néanmoins, et cela, je l’ai compris plus tard, mon père ne disposait pas des armes nécessaires pour combattre à égalité dans le champ de bataille du capitalisme de la fin des années 80 et des années 1990. Des blessures narcissiques remontant à son enfance, couplées à d’autres s’accumulant sur le chemin d’une vie, qui, comme pour chacun·e, est parsemée de hauts et de bas, l’ont placé, à travers notamment une activité professionnelle trop exigeante, dans une situation dangereuse. Il fut alors la proie désignée du capital et de son hégémonie culturelle.
A 40 ans passés, mon père eu le sentiment de la défaite. Il n’avait pas réussi. Dans le royaume patriarcal dans lequel il avait été construit, il était un homme faible, nourrissant le sentiment d’être dominé par sa femme, ne maitrisant pas les relations avec ses enfants. Il s’isola progressivement, se noya des heures durant devant la télévision, pour tenter vainement de s’échapper d’une pièce de théâtre dont il ne maitrisait ni la mise en scène, ni l’intrigue, ni les dialogues. Mon père était pris dans la nasse. Le capital allait l’avaler.
Pour des hommes tels que mon père, fragile, contrarié dans leur masculinité, angoissé, nourrissant un sentiment d’infériorité, la société capitaliste constitue un environnement hostile. Mais cette société prévoit, bien évidemment, les conditions de traitement de ces âmes diagnostiquées par le DSM comme malades. Mon père consommait des anti-dépresseurs et anxiolytiques. Dans les années 1990, après la mise sur le marché du Prozac en 1988, la pilule “miracle” , la marché pharmaceutique visant à combler les effets de la dépression était en plein essor. Mon père testa beaucoup de traitements, impossible ici de les répertorier précisément. J’ai vu progressivement mon père se perdre derrière la camisole chimique que constituaient ses traitements, pour beaucoup encore en phase de tests. Plus tard, lors d’un énième épisode dépressif, mon père suivit un protocole d’électroconvulsivothérapie, soit un traitement par chocs électriques administrés sous anesthésie, à l’aide d’électrodes placées sur le cerveau. Comme beaucoup, le film « Vol au-dessus d’un nid de coucou », tiré du roman de l’auteur américain Ken Kesey, provoqua un traumatisme quant à l’emploi de cette méthode, que je jugeais barbare. Il se trouve que dans ce film, il s’agit plutôt d’une lobotomie, traitement aujourd’hui (et heureusement) délaissé. Il n’en reste que je nourris dés lors une aversion certaine pour la psychiatrie en général et sa supposé modernité thérapeutique. Mon père a été traité mais jamais soigné. Il n’a jamais entamé une thérapie par la parole sérieuse qui serait venue appuyer son traitement chimique.
Mon père était alors déjà perdu. La psychiatrie le relégua dans cette marge qu’est l’institution psychiatrique, cet ensemble concentrationnaire et totalitaire dont nombre d’auteurs et autrices, de Goffman à Deleuze/Guattari, ont scruté les conditions d’enfermement et de contrôle.
Mon père élu domicile au Centre Hospitalier Specialisé d’Izeure. Cette institution et son architecture sont des archétypes de ces conditions d’enfermement et de contrôle. Nichée sur un plateau à la sortie de Moulins-sur-Allier, il faut traverser une voie ferrée, quitter la ville, monter par une route longeant un bois et un immense parc enserrant les bâtiments que l’on ne peut apercevoir depuis l’extérieur. A son entrée se situe une barrière qu’un agent ouvre pour entrer dans ce territoire. Alors, nous quittons le monde des vivants, nous quittons l’espace public démocratique pour le terrain de l’institution psychiatrique concentrationnaire. L’hôpital est constitué de bâtiments en bandes, séparés les uns des autres, chacun portant un nom. Les patients sont répartis dans ces baraquement-bâtiments, suivant leur degrés de dangerosité, pour les autres et pour eux-mêmes. Mon père s’est très souvent retrouvé dans des bâtiments fermés. La porte d’entrée est verrouillée, un·e infirmier·e vous donne accès à l’intérieur. Vous entrez alors, ça pue l’hôpital. Vous croisez des patients, tantôt apathiques, tantôt sympathiques, tantôt ailleurs, tantôt énervés. Schizophrènes, paranoïaques, vieux séniles, dépressifs, tout le monde se côtoie. Au milieu se trouve votre père, la chair de votre chair, l’homme sans qui vous ne seriez de ce monde. Vous le trouvez plus mal que la dernière fois où vous l’avez visité. Vous faites un tour avec lui dans le parc, vous échangez des paroles inconséquentes, vous fumez quelques clopes. Puis, vous fuyez vite cet endroit en espérant qu’il ne vous enferme pas à son tour.
un pavillon du CHS d’Izeure © inconnu
Vous vous dites peut-être que mon emphase est facile. Que je sors les violons histoire d’ajouter une touche dramatique censé attiser chez le lecteur et lectrice empathie et compassion. Dites-vous plutôt que ce récit est encore loin de la réalité. Que l’expérience de l’institution psychiatrique révèle réellement ce qu’est l’institution psychiatrique. Dites-vous que chacun et chacune d’entre nous, citoyens et citoyennes, devraient faire l’expérience des hôpitaux psychiatriques, des prisons, des centres de rétentions, de toutes ces zones érigées pour contrôler ce que le capital rejette aux marges de son paradis. Dites-vous que tous les jours, la société et vous-même sont assis sur ces territoires de morbidité, ces territoires de relégation sociale, ces territoires où les trajectoires cabossées terminent leur itinéraire. Dites-vous que les malades, les patients, les internés sont le prix de notre soi-disante réussite collective, de cette marche forcenée pour croitre, accumuler, « réussir ». Dites-vous que ces perdants sont le pendant indissociable de la victoire qu’exige une société capitaliste. Ce sont nos morts et nous cessons de les trahir.
Si vous ouvrez le DSM, soit le Diagnostic and Statistical Manual ou Mental Disosdres publié depuis 60 ans par l’Association américaine de psychiatrie, vous trouverez au rayon dépression quantité de symptômes qualifiant cette maladie. Ces symptômes sont bien connus aujourd’hui : apathie, manque d’envie, ralentissement physique et cérébral généralisé, perte ou prise de poids, repli sur soi voire asociabilité, envie suicidaire. De tous les symptômes, il en est un, souvent minoré, constituant néanmoins, dans mon expérience, une affliction importante et particulièrement handicapante. Jonathan Sadowsky l’a nomme « colère retournée contre soi et intériorisée »1.
La dépression est une colère endémique contre soi-même. Cette colère vous domine et ne cesse de s’abattre sur votre corps, votre esprit et votre intellect. Mon père était un homme colérique. Mon père est devenu un homme colérique. Je suis un homme colérique. Je suis devenu un homme colérique. La colère se niche au plus profond de l’âme et guide, lorsqu’elle prend le dessus sur la sérénité et l’équilibre émotionnel, mots, actes et représentation de soi. Elle instaure cette distance entre soi et le monde, entre soi et le territoire. Elle enferme doublement. Ainsi l’institution psychiatrique, érigée à partir des asiles, délaissé dans le courant du 20éme siècle, exerce un enfermement supplémentaire, tâchant vainement d’enrayer la colère par les murs physiques et chimiques. Cette annihilation de la colère aboutit généralement par l’administration d’un traitement. Pourtant, la colère est toujours présente, elle travaille et ruine les corps, elle attend son heure pour exercer sa toute-puissance. L’acte définitif de cette colère contre soi est le suicide. Mon père réalisa plusieurs tentatives de suicides, par l’ingestion de médicaments, en fonçant dans un arbre avec sa voiture. La tentative de suicide n’est pas un appel à l’aide, c’est un exutoire, une voie certes inappropriée mais désespérée pour une bonne foi pour toute faire taire cette satanée colère. Mon père a tenté, mais il n’était pas véritablement suicidaire. Parce qu’un suicidaire ne tente pas. Il réussit à s’échapper définitivement. Et je puis vous le dire sereinement, sans colère, ni parti pris, qu’il soit politique, éthique ou métaphysique. Je comprends cet acte définitif.
Mon père était un sportif. Il était un professionnel abouti dans son secteur. Mon père était aimant, à sa manière. Mon père pratiquait aussi la pêche. Son terrain de jeu se nommait Allier et Sioule. Nous allions pêcher la friture au beaux jours, surtout l’ablette, délicieux poisson. L’automne et l’hiver venus, nous partions tôt dans le froid du matin. Nous allions sur des spots jalousement gardés, de ces coins que l’on hérite, de père en fils, de son père à lui, de lui à moi. Mon père allumait un feu puis nous tentions de pêcher le carnassier, brochets et sandres, nobles poissons de nos rivières qu’il faut débusquer dans des zones ardues pour un pêcheur, aux abords des troncs et branches inondés, où ces deux poissons aiment naviguer. Je me souviens de mon père alors. Dans le calme et le silence indispensable pour cette activité, en prise avec le mouvement de l’eau, au plus près de la végétation ripisylve. Je crois, dans ces moments avoir aperçu le jeune homme qu’il fut. Passionné, précis, patient, concentré. Beau.
Alain © collection personnelle
Le processus d’enfermement contraint par la dépression ne faiblit jamais. L’enfermement total se produit lorsque l’on réduit une personne à cette maladie. N’avez-vous pas entendu parlé de telle personne comme « le ou la dépressive » ? Employons-nous une même assignation avec d’autres maladies? Qui aurait l’idée de parler d’une femme ou d’un homme ayant contracté une tumeur comme « de la ou du cancéreuse·x » ?
Trop longtemps, j’ai moi-même confondu mon père avec sa maladie. Mon père fut sa dépression. Mais, mon père était mon père et aujourd’hui, moi, dj et artiste sonore, je suis le légataire de cet homme qui, outre le sportif, l’homme aimant, l’homme classieux qui aimait paraître beau, était un grand amateur de musique. Ainsi écoutait-il du jazz, de la musique brésilienne, de la soul, du rock. Je me souviens de Stevie Wonder, de Stan Getz, Jorge Ben, Michel Jonasz, Nougaro, Dire Straits. Je me souviens aussi de Just a Gigolo / I Ain’t Got Nobody de Louis Prima qu’il aimait fredonner en vacances, l’un des trois titres que j’ai sélectionné avec mon frère pour son oraison funèbre, avec Peace Piece de Bill Evans et As de Stevie Wonder.
Je ne connaissais pas les volontés de mon père après sa mort. Avec mon frère, nous avons opté pour une crémation. Par une belle et chaude journée de juin, en 2016, la cérémonie se déroula à Vichy. Je craignais ce moment. Je craignais que nous fûmes trop seul, comme nous le fûmes pendant ces années où les anciens proches prennent logiquement de la distance, impuissants et/ou apeurés par cette dépression qui ravage et brule. Mais les proches furent au rendez-vous. Quel bonheur de les voir rassembler une dernière fois autour de lui. Lors de la cérémonie, j’ai pris la parole et dans un texte dont je tairais les termes exacts, ma colère et mon ressentiment pointaient. Ma colère contre elles et eux, qui nous ont lâchés, la colère contre mon père de m’avoir abandonné, la colère contre moi d’avoir été un fils si désemparé. Mais ce texte finissait par l’expression de mon amour inconditionnel. Par l’amour inconditionnel d’un fils pour son père.
Plus tard, dans cette journée solaire de début d’été, nous nous sommes retrouvés avec mon frère, ma tante, Claudette, et mon cousin, François, pour reprendre les cendres de mon père. Nous avions décidé avec mon frère de le faire en pleine nature, malgré l’interdiction réglementaire. Mon père était pêcheur mais mauvais nageur. Issu d’une classe populaire qui n’avait pas pour habitude que les enfants sachent nager, il avait appris sur le tard et n’était pas à l’aise dans l’eau. Je me suis donc questionné longtemps sur le bien fondé de le rendre à une rivière. Est ce que j’allais le noyer de nouveau? Mais le flot de la rivière était trop important à mes yeux. Il fallait le faire naviguer définitivement dans les eaux pour briser une bonne fois pour toute les enfermements successifs dont il fut victime et acteur. Mon père est ainsi devenu Sioule et au gré d’une ballade dominicale au bord de cette belle rivière, peut-être pourrez-vous sentir l’âme aujourd’hui retrouvée d’Alain.
Danyel Waro – Alin
Ce texte est le second volet d’une série consacrée à la maladie mentale et notamment, la dépression.
Le troisième acte de cette série s’intéressera à la psychothérapie institutionnelle.
« il faut d’abord soigner l’hôpital pour pouvoir soigner des patients » – Hermann Simon in Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt
________________________
1. J. Sadowsky (2022), L’empire du malheur – une histoire de la dépression, éditions Amsterdam