Exposition « Great Black Music » – Regard sur un lieu de la culture
A partir de trois œuvres : “The Revenant” de Alejandro González Iñárritu, “Une colère noire” de Ta-Nehisi Coates et “L’art français de la guerre” d’Alexis Jenni.
La Cité de la Musique et Mondomix proposent « Great Black Music », version enrichie d’une précédente exposition (« Les Musiques Noires ») proposée par Mondomix à Dakar, Saint-Denis de la Réunion et Johannesbourg.
Habituée aux expositions monographiques autour de figures musicales internationales, le choix d’une entrée par ce concept, aussi flottant et glissant soit-il, représente une innovation pour la Cité de la Musique. Sur le papier, le défi paraît immense : couvrir le territoire musical immense que recouvre la famille des musiques noires en utilisant un concept né aux Etats-Unis dans les années 1960 sous l’impulsion du Art Ensemble of Chicago, formation d’avant garde soucieuse, avec les intellectuels noirs qui gravitent autour d’elle, d’enterrer le terme jazz pour privilégier, dans une logique de lutte culturelle, le terme de « Great Black Music ». Nous sommes dans les années 1960, la critique et l’industrie musicale aux Etats-Unis est en grande partie wasp, l’heure est au combat politique des minorités noires et cela passe notamment par le discours autour de la musique. Parenthèse fermée.
Avec un projet muséographique de ce type, il s’agit tout autant de construire un discours sur un concept musicologique – les musiques noires – que d’aborder une famille musicale rassemblant, pour faire simple, des hommes et des femmes issus des diasporas africaines. Le projet ne se retreint pas au territoire américain puisque l’enjeu central de l’exposition est de traiter des liens entre le patrimoine musical afro-américain et africain. En ce qui concerne les musiques africaines, dans un contexte français bercé pendant de nombreuses années par la labellisation « world music », le dépassement de cette catégorie représente un pas important dans la reconnaissance des spécificités des musiques extra-européennes. Que cette exposition prenne place dans une institution telle que la Cité de la Musique renforce d’autant plus le sentiment d’un abandon définitif de ce terme ethnocentriste.
Comment donc construire un cheminement d’exposition censée problématiser le concept de musique noire et lui attacher un discours grand public ? C’est à ce défi impossible que s’attelle l’exposition.
Tout d’abord, j’ai été attentif à la réception publique de l’exposition et de sa problématique. Les controverses qu’elles suscitent me paraissent tout à fait symptomatiques de l’hystérie que provoque la mobilisation de la race, tout comme, d’ailleurs, nous avons été témoins ces derniers mois de l’hystérie tout aussi vivace générée par la mobilisation du genre.
Pour reprendre en partie le titre d’un article de Stuart Hall, paru en 1992[1] : « What is this black in great black music ? » Dans le cadre d’une exposition articulée autour des musiques noires, peut-on faire l’impasse sur cette question ? Il me semble que non. Il me semble indispensable d’expliciter la mobilisation et l’usage du terme de musiques noires, de tenter de le dépasser même, car dans le cas contraire, les réflexes culturels et idéologiques font leur œuvre, le « noir » dans la musique se réduisant à une couleur de peau. Pourtant, ce « noir », dans la musique toujours, relève davantage de caractéristiques culturelles, sociales et économiques propre à la condition noire[2], que d’une couleur de peau. Pourquoi donc, au sortir de cette exposition, j’ai eu l’impression de rester au milieu du guet, d’être sur une corde tenue qui semble inéluctablement menée à la réponse parcellaire suivante : les musiques noires sont celles des musicien(-ne)s noir(e)s d’Amérique de Nord et d’Afrique. Vous me direz, c’est bien normal puisque l’on parle de musiques noires ! J’en reviens alors à la question du début de paragraphe « What is this black in the great black music ? » Etait-ce donc principalement une couleur de peau ? Il n’est pas possible d’écarter cette question, et c’est ici que l’exigence d’une lecture postcoloniale est indispensable pour ne pas reproduire les lignes de fractures raciales et culturelles héritées de nos « passés présents ».
Le commissariat de l’exposition, dans sa présentation, pose cette question « Qu’est-ce qui fait la spécificité des musiques produites par les Noirs de la diaspora, et qu’est-ce qui unit ces musiques au continent africain ? » Je passe sur l’impasse de l’Europe qui est pourtant une pointe essentielle du triangle atlantique des diasporas africaines. Par commodité et pour réduire le champ, le choix a certainement était de réduire le territoire de développement des musiques noires à l’Amérique du Nord et à l’Afrique. Je passe également sur l’incongruité de parler de musiques noires dans un contexte africain. Je comprends qu’un projet muséographique grand public ne puisse éviter une indispensable simplification.
Il me semble pourtant que les réponses que l’exposition apportent à cette question sont trop lissées pour se révéler complètement satisfaisantes. Dans le souci de rendre les contenus transposables et lisibles, le propos tenu tombe dans certains écueils maladroits.
En effet, un panorama (trop) vaste dresse un catalogue musicologique de la famille musique noire. Pour ce faire, les visiteurs sont outillés d’un smartphone qui permet d’accéder aux récits audios commentant les différentes installations audio-visuelles constituant les six espaces de l’exposition. La dénomination de ses salles sont dans l’ordre : Les légendes des musiques noires, Mama Africa, Rythmes et rites sacrés, Un fil historique, Les Amériques noires, Global Mix.
Un mot, tout d’abord, sur le cheminement proposé. Avec la dénomination de l’exposition empruntant un concept formalisé aux Etats-Unis, il me semble qu’elle aurait pu commencer par là. Commencer par le concept de musique noire, et donc remonter l’espace présent au sous-sol pour que la navigation débute par les Amériques noires. Une note dans cette salle précise une définition de ce terme et révèle, à mon sens, quelques limites interprétatives en concédant la primauté à une lecture musicologique classique plutôt qu’à l’analyse politique, sociale et culturelle des musiques noires. Le propos musicologique « traditionnel » atteste de spécificités musicales propres aux musiques noires (call & response…), dont Philip Tagg, dans un article fameux[3], a largement déconstruit la recevabilité. Je ne peux que me réjouir, toutefois, que des nuances soient apportées à l’énoncé de cette lecture musicologique. Il n’en reste que le ferment premier du concept, l’idée d’une condition noire partagée autour de l’Atlantique, ne soit pas plus étayé. Cette définition indique effectivement qu’une caractéristique commune de ces musiques est leur caractère « fonctionnel », à contrario d’une tradition musicale « européenne » qui serait davantage portée par une ambition strictement artistique ( « de l’art pour l’art »). Que renferme cette dimension « fonctionnelle » ? Il me semble que toute la richesse du concept de musique noire ne s’articule précisément autour du contexte dans lequel s’inscrivent ces musiques et leurs acteurs, ce qu’elles véhiculent et transcrivent d’une situation socio-politique et culturelle, et enfin, ce qu’elles représentent en tant qu’instrument d’émancipation et de reconnaissance politique et culturelle. L’exposition expose bien évidemment cette logique culturelle au gré des séquences audios proposées. Ce point de vue aurait toutefois pu être exposé de manière plus détaillée, franche et explicite. Enfin, est-il prudent et opportun de suggérer cette opposition culturaliste lourde de sens entre des musiciens européens oeuvrant pour l’art et des musiciens noirs forcément politiques et engagés ?
Ensuite, les limites de cette exposition sont, à mon sens, induites par la persistance d’une logique interprétative héritée de la tradition de pensée musicologique européenne. La salle traitant des « rites et rythmes sacrés » est en cela représentative du poids de la construction culturelle et intellectuelle imposée par les courants traditionnels de l’ethno-musicologie. Je ne souhaite pas rentrer dans les détails de cette critique. Simplement, dans un souci de lisibilité et d’intelligibilité, il me paraît inopérant de mêler dans un même discours musique vernaculaire sacrée et musique moderne vouée à l’industrie musicale. La tâche de cette exposition était déjà assez imposante pour y coller un discours pouvant vite devenir tendancieux sur les liens supposés entre musiques sacrées et musiques modernes, avec une Afrique forcément ancestrale et légendaire, cette symbolique puissante, vue et revue par la pensée hégémonique véhiculée par les mass-medias et l’industrie culturelle. Bien sûr, les rites traditionnels trouvent des traductions dans les musiques modernes. Traduits musicologiquement mais transgressés largement du point de vue culturel. L’objet devient hybride, il devient un Même Changeant (Gilroy), il est autre tout en paraissant similaire.
Ce qui m’a gêné dans le dispositif de l’exposition est justement la part trop faible accordée à l’hybridation culturelle dont les musiques noires sont les produits. Bien sûr, la première salle avec les monographies par artistes et d’autres moments dans l’exposé audiovisuel soulignent cette idée. Pourtant, dans le tableau qui est dressé, les territoires et les artistes sont figés culturellement et géographiquement, avec les salles « Mama Africa » et « Les Amériques Noires ». Vous me direz, comment faire autrement ? Il faut bien fixer un discours ? C’est juste. Pourtant, des subterfuges existent pour éviter les désagréments de la lecture culturaliste. L’un d’eux est la voie(x) maritime, dont Gilroy nous a démontré l’utilité et la pertinence, avec le bateau, figurant la musique circulant et se constituant dans l’Atlantique noir[4].
J’aurais d’autres critiques, positives ou plus négatives, à apporter à cette exposition. Mais, pour conclure, je préfère me déplacer pour être clair (et j’espère clairvoyant) dans le propos que je soutiens et que le prétexte de cette exposition me permet d’exposer.
Cette exposition a bien évidemment toute légitimité à être (et ce n’est pas à moi ni à personne d’ailleurs à instruire le droit ou non à une telle entreprise). Naviguant dans le milieu musical, je vois poindre les critiques sur la couleur de peau des personnes qui portent cette exposition : « encore des musicologues blancs, bardés de diplômes, qui violent le construit culturel des musiciens noirs, pauvres et opprimés et parlent à leur place ». Chacun dans son pré et le monde sera bien gardé ? N’était-ce pas dangereux de renvoyer des personnes à leur couleur de peau ? N’était-ce pas l’intériorisation des structures intellectuelles du racisme que d’essentialiser une personne en raison de sa couleur de peau ?
Non, je ne suis pas allé regarder la trombinoscope du commissariat de l’exposition pour m’assurer qu’il était suffisamment noir pour porter une exposition sur les musiques noires.
Par contre, cette exposition et ses contenus relèvent bien d’un acte de réappropriation et de traduction du discours sur les musiques noires, tout comme, dans une autre mesure et échelle, l’industrie culturelle a su les digérer et réinterpréter selon ses codes. Ce n’est que la rançon du succès qu’une culture populaire contre-hégémonique se déverse dans la culture hégémonique dite mainstream. Il n’y a pas de binarité établie, mais bien une porosité en constant déplacement entre ses deux pôles, matérialisée par des lieux et des moments où elles se rencontrent, se confrontent et négocient.
Cette exposition est un de ses lieux de négociation. Elle est donc, à mon avis, tout à fait essentielle pour permettre à celles et ceux, comme moi, qui, par leur travail, tentent de construire (et déconstruire) les « lieux » de la culture et ce qui s’y jouent. Elle est fragmentaire, imparfaite, pas tout à fait correctement positionnée, particulièrement en ce qui concerne l’écueil musicologique et donc en partie essentialisant, mais elle existe.
Et tant mieux !
Et puis, surtout, elle est une généreuse invitation pour découvrir des artistes, des courants musicaux et des révolutions culturelles qui restent encore trop peu visibles pour le grand public.
Je ne peux qu’espérer que des suites lui en soient données, sous la forme d’exposition ou d’autres projets culturels et artistiques.
[1] Hall S.,1992, « What is this « black » in black popular culture » in Gina Dent (dir.) Black Popular Culture, Seattle, Bay Press
[2] Ndiaye P., 2007, La condition noire : essai sur une minorité française, Paris, Calman-Lévy
[3] Tagg P., 2009, « Lettre ouverte sur les musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes » », Volume !, 6 : 1-2
[4] Gilroy P., 1993, The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness, Cambridge, Harvard University Press