
La dystopie est annulée
Il est temps pour moi de me déplacer. Mieux, il est temps pour moi de vous confier une promesse.
1969. Année 00
Le 27 juin 1969, le film Easy Rider de Dennis Hopper sort sur les écrans français. Il sortira trois semaines plus tard aux États-Unis.
Le 14 février 1970, David Mancuso organise sa première house party, nommée Love Saves The Day. Il invite des ami.e.s à venir danser aux sons de la soul, du funk, du rock et de quelques disques plus expérimentaux.
Les analyses filmiques et critiques de Easy Rider ont été nombreuses. N’écrivant pas depuis une position académique, obligeant à une rigueur scientifique parfois sclérosante, j’enjambe volontiers un propos liminaire où je devrais présenter une synthèse exhaustive des travaux effectués sur cet artefact cinématographique. Je me contente d’une conclusion sur laquelle, j’imagine, nous pouvons toutes et tous nous retrouver : Easy Rider sonne la fin de la récréation. Easy Rider nous explique : jeunes femmes, jeunes hommes, la contre-culture des années 1960 est morte.
Cette contre-culture florissante et pré-révolutionnaire née à l’endroit même où, dans les années 1970, se nicheront les fondations de la SIlicon Valley, devenue, 70 ans plus tard, l’épicentre du capitalisme tardif et du basculement de ce système jusqu’alors confiné à un totalitarisme « doux » et collectivement accepté, à un totalitarisme assumé et de plus en plus délirant.
En 1970, David Mancuso édifie, avec modestie et conviction, un dispositif portant une utopie sociale, culturelle et politique. Ce dispositif repose sur l’organisation de soirées musicales, à partir d’une principe d’inclusion maximale de l’ensemble des communautés new-yorkaises, au premier titre desquelles les minorités sexuelles et racisées. Il y ajoute une exigence sans cesse renouvelée en matière de sélection musicale et de qualité de diffusion sonore, ainsi qu’un dernier élément, témoin et trace quasi hantologique de la contre-culture déjà morte, le LSD.
Depuis les États-Unis, première puissance mondiale célébrant en cette année 1969, sa victoire technologique et civilisationnelle sur l’Union Soviétique en envoyant des hommes sur la Lune, deux perspectives culturelles et politiques s’ouvrent donc.
La première, la perspective Hopper, ouvre le temps de la dystopie, des futurs perdus, de la critique culturelle et de la toute-puissance de ce que Mark Fisher, des décennies plus tard, nommera le réalisme capitaliste.
La seconde, la perspective Mancuso, ouvre un espace d’utopie pratique, tout aussi subversif que non dit en tant que tel. L’utopie de la fin de siècle et du début du prochain millénaire est simple. Elle se résume ainsi : ne perdons pas nos âmes, restons vivants.
2025. Nouvelle année 00
Je n’ai aucunement besoin de vous signifier laquelle de ces deux perspectives prendra l’avantage, lourdement, sur l’autre. La perspective Hopper n’aura de cesse de prendre de l’ampleur et de gagner du terrain. Elle engendrera, contre-intuitivement, ce que la production culturelle offrira de plus stimulant et jouissif ces 70 dernières années. Pour citer quelques exemples : le Nouvel Hollywood, l’auto-production musicale, le krautrock, la disco, les films de John Carpenter…
Cette perspective sera soutenue, par défaut et dans le même temps, par une production intellectuelle brillante, révolutionnaire et fulgurante (je me contente ici, maladroitement je l’avoue, de circonscrire cette « production intellectuelle » à l’aire culturelle européenne. Je m’excuse donc de cette europo-centrisme culturel trop limitatif). En 1969 naît au coeur du bois de Vincennes, comme une comète surgit des « évènements » de Mai 68, le campus du même nom. La faculté de Vincennes. En 10 ans, cette université, n’aura de cesse de récuser les conventiosn académiques pour inventer un mode de production de la pensée et de transmission des savoirs inédits (si ce n’est à l’ére pré-socratique peut-être). La French Theory, avec ses armes miraculeuses qui se nomment Foucault, Deleuze, Guattari, Lyotard, Baudrillard, Cixous, Derrida, vont générer une intensification sans précédent de la théorie critique. Ils révèlent le présent et le futur comme nul•le•e autres.
Outre-manche, cette école de pensée prend la forme, depuis la naissance en 1964 du Centre d’Études Culturelles de Birmingham, d’une école de pensée nommée cultural studies. Cette « école » produira des théoriciens critiques indispensables pour comprendre le monde dit « réèl » à partir de la production culturelle de ce même monde. Je me contente de citer deux noms : Stuart Hall et Paul Gilroy. Dans les années 1990, à l’université de Warwick, cette école de pensée est réactivée et intensifiée par le Cybernetic Culture Research Unit, dont Mark Fisher, précédemment cité, fut l’un des animateurs puis l’un des légataires les plus importants.
On sait, depuis ces travaux, ces œuvres et productions culturelles, que le futur s’annonce annulé.
De l’autre côté, David Mancuso développe sa soirée et l’utopie (en acte) qui la porte. Pour une histoire détaillée et brillamment documentée de cette aventure, vous pouvez vous référer au livre Love Saves The Day de l’historien Tim Lawrence, récemment traduit par les éditions Audimat. La perspective Mancuso constitue uen constellation d’initiatives, expériences et de productions culturelles tout aussi fournies. On pense à la Borde. On pense tout autant à Vincennes, dans une perspective inversée et positiviste. On pense aux révolutions musicales qui n’ont eu de cesse jusqu’à la fin des années 1990 d’obliger à des déplacements quant à la qualité et la teneur de ce que la musique et le sonore peuvent charrier et produire en termes de récits du passé, du présent et du futur, le tout tenant, dans le cas du hip hop et de la house, dans un même geste de composition par l’usage du sampling.
Pourtant, cette perspective vivace et lumineuse ne fait pas le poids. Le futur, à l’orée des années 2000 par son corolaire, l’enclenchement de l’ère numérique et la (contre-)révolution anthropologique et culturelle dont on ne perçoit que maintenant l’impact « réel, » est bel et bien ANNULE.
Cette révolution trouve (peut-être) son achèvement aujourd’hui avec l’élection de Donald Trump, figure paroxysmique du capitalisme tardif et/ou de la finitude. Le techno-capitalisme abat ses cartes et son ambition, déjà connue et étayée mais maintenant limpide pour le plus grand nombre, est comme écrite sur tous les écrans de smartphones du monde : nous allons vous manger.
Aujourd’hui. L’urgence de l’imaginaire utopique.
Avec la perspective Hopper et l’ensemble des productions culturelles qui lui sont associées, de près ou de loin, la dystopie que nous vivons aujourd’hui a été décrite dans ses moindres détails. 1984, Alien, Terminator, Los Angeles Invasion, la science fiction de Damasio, Under The Skin, les musiques jungle et techno… Le liste des œuvres est pléthorique et renseigne avec une exactitude aussi confondante que saisissante les actualités que vous lirez ce matin dans votre journal ou sur internet.
Alors, voilà, nous avons tout dit, tout écrit, tout composé depuis 1969 jusqu’à 2025 sur la fin d’un monde qui se déroule, dans la réalité la plus crue et cruelle, sous nos yeux aujourd’hui. Je rappelle que j’écris depuis une position non académique, libéré ainsi des exigences d’exhaustivité de l’écriture universitaire et scientifique. Il n’y aura dans ce texte aucun « mais », aucune pondération, aucun équilibre neutralisant la petite idée que je tente de déployer par al forme non aboutie de mon écriture. La pondération, l’équilibre, la justesse d’analyse constituent des exigences inhérentes à l’exercice intellectuel. Seulement voilà, je n’en passerai pas par cette pondération, cet équilibre, cette justesse chimérique, parce que j’aspire à me déplacer dans un nouvel espace d’imaginaires et d’utopies nécessitant une intensification à la mesure de l’intensification du capitalisme tardif. Je souhaite mener ma modeste guérilla. Je prends les armes et je ne peux, en conséquence, peser aujourd’hui et maintenant les limites de cette entreprise. Je dois m’y noyer comme on se noie lorsque l’alcool nous enivre ou l’herbe nous satellise. Je dois me perdre pour mieux me retrouver. Je saute dans l’inconnu, non sans crainte mais avec joie. Je me déplace vers un territoire que je crains, celui de la foi. La foi en nous.
Le capitalisme entre (peut-être) dans son cycle terminal. Il sera douloureux et possiblement définitif. Nous ne survivrons peut-être pas à sa chute. Les probabilités sont élevées qu’il nous engloutisse.
Pourtant, chose incroyable, chose essentielle, chose aussi surprenante qu’impossible à considérer en son sein, tellement ses désirs nous ont envahis, nous amenant à muter, depuis 1969, en une espèce mi-alien, mi-zombie. Des humaines dépossédés ou trop possédés, schizos, dépressifs, burn-outé•e•s. Moi-même, être humain né en 1981, sous l’ère du capitalisme déjà triomphant et bientôt sur-puissant, touché depuis trop d’années par une forme de psychopathologie symptomatique de ce système car épousant les mêmes cycles maniaques et dépressifs de ce dernier, la bipolarité.
LE CAPITALISME PRENDRA FIN ET CE NE SERA PAS LA FIN DE L’HISTOIRE.
LE CAPITALISME PRENDRA FIN, DEMAIN OU APRÈS-DEMAIN,
ET L’HISTOIRE CONTINUERA.
C’est à cette nouvelle histoire que je souhaite m’atteler dés aujourd’hui. C’est ce futur de nouveau promesse que je souhaite imaginer, composer, écrire, dessiner, toucher. Oui, je veux le toucher, je veux faire preuve de l’arrogance nécessaire pour me projeter dans ce futur non pas impossible et/ou dystopique mais utopique et/ou réellement réel.
Que faudra t-il imaginer? Que faudra t-il faire? Qu’est ce que cela exigera de nous? Je n’en sais foutrement rien. Enfin si, j’ai quelques hypothèses qu’il me faudra, avec l’aide de bonnes âmes alliées urgemment déployer.
Je suis une page blanche sur laquelle vous pourrez écrire les scenarii lumineux de notre futur commun.
Mesdames, messieurs, la dystopie est annulée.
Demain, ce n’est plus loin. Demain, c’est juste demain.