Que représente un siècle dans l’histoire du cosmos ?
Même pas une poussière si l’on envisage les milliards d’années qui nous séparent du big bang.
Que représente un siècle dans l’histoire humaine ?
Un grain de sable parmi les années traversées par l’homme depuis son éclosion il y a plus de 4 millions d’années.
Que représente un siècle dans l’histoire moderne ?
Il commence à peser, on peut le saisir, le placer dans une époque historique, lui attribuer des dates, des évènements et même un air du temps.
Que représente un siècle dans l’histoire contemporaine ?
Les historien•ne•s excuseront mes raccourcis simplistes mais là, on est en plein dedans.
Un siècle, c’est l’histoire contemporaine.
Que représente Marshall Allen, un siècle, dans l’histoire afro-américaine ?
C’est cette épineuse et enthousiasmante question que l’album New Dawn, son premier en tant que leader, nous invite à explorer.
La naissance du jazz se situe dans le premier tiers du XXème siècle. On peut ainsi dire que Marshall, né un 25 mai de l’an 1925, grandit avec lui. De 1925 à 2025, j’ai peine à imaginer l’enchevêtrement de rencontres, d’évolutions technologiques, de révolutions sociales et politiques plus ou moins avortées, de naissances et de morts qu’un personnage comme lui a constaté et vécu durant sa vie.
Mais de quel type de passager du siècle parle t-on ?
D’un homme noir, américain, né à Louisville dans le Kentucky, engagé dans la compagnie des Buffalo Soldiers durant la Seconde Guerre Mondiale, puis citoyen de Chicago, ville où il rencontrera celui qui infléchira de manière décisive sa trajectoire musicienne, humaine et spirituelle, Sun Ra.
L’Arkestra, le jazz d’avant-garde, le cosmos, la communauté musicale, la discipline, le travail, la musique.
La vie de Marshall a peu de chance de faire l’objet d’un biopic par l’industrie cinématographique hollywoodienne, tant il ne répond à aucun des canons que l’on projette quand il s’agit d’envisager le devenir afro-américain durant le XXème siècle. Ni héros, ni self made man, ni génie torturé, ni révolutionnaire autoproclamé. Marshall s’est contenté de dessiner le cosmos par l’entremise de son saxophone et des différents instruments dont il a joué.
Si le rêve américain est une chimère, Marshall en constitue le réfractaire céleste. En assénant ces sentences, je lui attribue sans doute des dispositions ou intentions qui ne sont pas les siennes. Disons que j’interprète. Et pour ce faire, je vais en revenir à la musique.
New Dawn.
7 titres
20 musicien•ne•s auprès de lui
1 chanteuse : Neneh Cherry dont je mets au défi quiconque, à l’aveugle, de reconnaître la voix tant l’exercice de vocal jazz auquel elle se prête, avec le titre éponyme de l’album, est éloigné de la voix qu’on lui connaît.
Que peut dire à 100 ans, lorsqu’il s’agit d’enregistrer son premier album, un musicien tel que Marshall Allen ?
Très vite, on s’aperçoit qu’il ne s’agit en rien d’une trainée arkestrale, un nouveau chapitre de ce vaisseau musical sans équivalent dans l’histoire des musiques populaires.
Non, pas d’expérimentations, d’intentions ouvertement avant-gardistes, de recherches géo-sonores visant l’exploration de territoires inconnus.
S’agit-il alors d’un retour aux sources ?
On pourrait le penser tant nombre de pistes se classeraient aisément dans la catégorie swing/big band/bop.
Pourtant, quelque chose cloche.
On voit bien New Orleans et Chicago se dessiner. On capte les repères. L’album charrie une puissance évocatrice proprement jazz, purement jazz. Aïe, j’ai écrit le terme purement. Je me flagellerai ce soir.
A la mise en ligne de l’album sur la plateforme bandcamp, seul deux titres étaient écoutables : African Sunset et New Dawn. Je n’ai pas eu besoin d’en écouter davantage pour être séduit. La maitrise de la composition, de l’interprétation, de l’orchestration est totale, avec des nouveautés dans son univers, enfin, l’univers qu’on lui connaît par le prisme de l’Arkestra dont il est devenu le leader, en 1995, après la mort de Ra, en 1993. Une section de cordes sur New Dawn par exemple, qui offre une juste sophistication, toute en évidence. C’est classe sans être prétentieux.
Ca joue groupé, c’est collectif, c’est du big band. C’est également moderne, gros mot dont on a peine à savoir exactement de quoi il s’agit. Disons que l’empreinte musicale ne tient aucunement d’effets vintage ou old school. Et puis, évidemment, c’est intemporel.
Quand beaucoup, à 100 ans, offrirait un album testamentaire, Marshall Allen propose une renaissance, une continuation, un espace sans temps. Un espace, 100 ans et l’infini.
L’album se déroule et ce qui saute aux oreilles, c’est sa lisibilité et la parfaite intentionnalité de l’ensemble des gestes qui ont conduit à le produire. Depuis la composition jusqu’à l’enregistrement et la post-production, tout le monde sait exactement où il va. Rien de superflu. Pas une note, pas un silence, pas un effet, pas une mélodie ou un pont qui ne soient motivés par le souci extrême de la justesse sonore et musicale. Ce doit être ce qui qualifie un chef d’œuvre.
Et puis, je dois absolument vous parler de Boma.
Avant dernier titre, s’étirant sur 10 minutes, il constitue le point d’orgue de l’ensemble.
Un titre de jazz avec lequel Marshall semble nous rappeler que ce genre musical est avant tout de la dance music. Un titre que je jouerai sans point douter en club, la nuit, face à un public de danseuses et de danseurs venus faire vivre et traverser leur corps et leurs âmes aux sons de quelques morceaux de musiques de danse. Un titre qui paraît tout droit sorti d’un studio de Tokyo, au tournant du dernier millénaire, quand Quasimode, Soil & Pimp Sessions ou Sleepwalker produisaient du jazz dancefloor taillé pour les clubs japonais et anglais. Quand on est dj, on a un nom pour ce genre de machin qui rend dingue dés la première écoute et qu’on ne peut s’arrêter d’écouter : un banger.
Merci Marshall. Dire que je respecte ta vie, ton œuvre, ta trajectoire et le chemin que tu as tracé pour nous, continuateurs modestes de l’inclinaison cosmique et spirituelle du matériau musical n’est pas assez. Je ne trouverai pas les mots justes.
Je me contenterai donc de réécouter une nouvelle fois cet album, de replonger sans cesse dans l’œuvre de l’Arkestra, pour continuer à apprendre et avancer.